Aggiornamento 1971–2021, partie 3: Impressions du cinquantenaire du suffrage féminin en Suisse

Groupe de travail Cinquantenaire du suffrage féminin (Claire Louise Blaser, Zoé Kergomard, Tamara Terry Widmer)

La troisième partie de notre «aggiornamento» revient sur l’année du cinquantenaire du suffrage féminin, ou comment se féliciter d’une année à haute intensité mémorielle n’empêche pas de poser des questions plus critiques sur la place des femmes et du genre dans l’histoire de la démocratie en Suisse.

Voici le troisième billet de notre série présentant les réponses au sondage et aux discussions virtuelles réalisées en décembre 2021 et janvier 2022 dans le cadre du cinquantenaire du suffrage féminin pour faire le point sur la position des femmes* tant dans la communauté historienne que dans l’historiographie suisse elle-même.

Nous avons obtenu 52 réponses à notre sondage, de la part d’historien*nes aux profils variés (du bachelor à l’habilitation, travaillant en archive, dans des musées ou à l’Université, avec plus ou moins d’expérience et de responsabilités). Cet échantillon ne vise pas à représenter la communauté historienne en Suisse, mais la palette de réactions nous semble un instantané très riche pour tirer un premier bilan de 2021. Nous avons anonymisé les réponses tout en gardant des informations biographiques pertinentes pour mieux situer les expériences relatées (f: femme, m: homme, x: personne non-binaire).

«Was wollt ihr denn noch?», c’est la question posée par les historiennes[1] Lou-Salomé Heer et Bettina Stehli dans leur exposition pour les 50 ans du suffrage féminin dans l’hôtel de ville Zurich, et c’est aussi la question qui nous semble ressortir des réponses à notre sondage revenant sur l’année de ce cinquantenaire. Pour la plupart des historien*nes sondé*es, le bilan de l’année 2021 est globalement positif, ce qui n’empêche quand même pas, justement, de se demander qu’est-ce qui a manqué au débat – voire ce que nous, historien*nes, devraient considérer davantage dans le futur. Deux sondées relèvent par exemple déjà l’étrangeté de «fêter», avec cette date, la fin tardive d’une injustice et le «oui» des hommes suisses au suffrage féminin, au lieu de mettre l’accent sur les luttes des femmes. Les critiques exprimées sont donc autant d’appels à élargir nos perspectives et à se saisir d’autres sujets dans les années à venir.

«I found the framing as a celebration a bit annoying, it’s not really anything to celebrate that Switzerland became a democracy only 50 years ago.» f., diplôme en 2016, collaboratrice scientifique

«Eine Selbstverständlichkeit zu erlangen ist normalerweise kein Grund um zu feiern. So lange dies gefeiert werden muss, sind wir von der Selbstverständlichkeit gleicher Rechte noch weit entfernt.» f., étudiante en master

2021, un tournant mémoriel?

La majorité des participant*es à notre sondage et à nos discussions relève une grande visibilité publique du cinquantenaire du suffrage féminin en 2021, et, par ce biais, des femmes et des questions d’égalité de genre en Suisse (Graphique 1). Ce n’est pas anecdotique quand on connaît l’importance des représentations et des médias dans la construction des mémoires collectives, comme l’ont discuté en novembre 2021 différentes contributions à la conférence de la Société suisse d’études genre, dédiée au thème « Suffrage féminin et démocratie : Critique, mémoire, visions ».

Graphique 1. Bilan général de l’année des cinquante ans du suffrage féminin. Réponses à notre sondage en %, sur 52 participant*es.

 

Une sondée considère même que la «visibilité de l’histoire des femmes» dans la recherche, les écoles et l’espace public a atteint en 2021 un palier «jamais vu jusqu’ici». Mais comme le remarque une autre réponse, beaucoup d’initiatives lancées dans le cadre du cinquantenaire en 2021 avec le but d’améliorer la visibilité des femmes dans l’histoire suisse en Suisse sont (et resteront) des occurrences «isolées». De la même manière, une participante dans nos discussions virtuelles retient l’«élan» extraordinaire au cours de l’année, mais note qu’il faudra faire attention à ne pas perdre cet élan par la suite.

Une autre sondée se demande pour autant si «pour celles et ceux qui ne s’y intéressent pas directement, ce jubilé n’est-il [pas] passé inaperçu» ? Certainement, il est encore trop tôt pour évaluer l’empreinte de «1971-2021» dans les mémoires collectives de tout un pays. Mais plusieurs réponses notent que l’année de jubilé a pu faciliter la transmission de la mémoire (de la condition féminine, mais aussi des mouvements féministes) entre générations de femmes, même si cette transmission peut encore laisser à désirer.

«Als Mitglied der GrossmütterRevolution habe ich dieses Jahr als absoluten Höhepunkt erlebt, auch bezüglich Wertschätzung und Zusammenarbeit zwischen den verschiedenen Generationen.» f., diplôme en 1970, historienne indépendante 

«Einer breiten und jüngeren Öffentlichkeit waren die konkreten zivilgesellschaftlichen Umstände, die für Frauen ohne Stimmrecht im 20 Jahrhundert galten, schlicht nicht bewusst. Dieses Bewusstsein konnte mit Filmen und Ausstellungen geschaffen werden. Ich habe mehr als eine Grossmutter mit ihrer Enkelin in der Ausstellung im Schweizerischen National Museum gesehen. […] Mir hat gefehlt, dass es zwischen der Einführung 1971 und heute immer wieder feministische und emanzipatorische Wellen gegeben hat. Einerseits heisst das, dass das Stimmrecht nicht alle Probleme aufgelöst hat. Andererseits wurde von der heutigen Generation der Bogen zu diesen Bewegungen nicht geschlagen. An der Demo in Zürich 2021 war das stark zu spüren. Mir scheint, dass zu viel Wissen verloren geht. Das direkte Anknüpfen an der Muttergeneration, würde allenfalls Energie sparen.» f., diplôme en 1995, journaliste/autrice en relations publiques

Quels impensés historiographiques et politiques?

Au-delà de ce bilan général plutôt positif, les participant*es à notre sondage et à nos discussions mettent également en avant quelques fausses notes, qui ont des implications tant historiographiques que politiques. Des sondé*es critiquent ainsi un récit trop lisse résultant dans la conception (erronée) que la lutte pour la participation politique, sociale, ou économique, certes longue et ardue, serait maintenant achevée. Plusieurs sondé*es critiquent les célébrations qui ne mettent pas en lumière les aspects inachevés de la lutte pour l’égalité, en écho avec la question de l’exposition zurichoise : «Qu’est-ce que vous demandez encore?».

«Und was kommt jetzt? Wir sind so gut darin, Jubiläen zu feiern und zu vergessen, dass wir noch soo viel Arbeit vor uns haben!» f., diplôme en 2015

«[Problematisch ist die] Sichtweise, dass nun ja alles gut sei und es die lange Zeit bis zum Stimmrecht halt gebraucht habe, da wir (Frauen*) in der Schweiz unermüdlich, aufopferungsvoll und langsam an Änderungen zu arbeiten hätten.» f., doctorat en 2017, archiviste

De plus, ce récit héroïque qui élude les problèmes du présent s’est souvent concentré sur les mêmes personnalités, les mêmes sources, et les mêmes archives, comme l’ont regretté plusieurs participant*es au sondage. Une occasion manquée pour mettre en lumière les contributions de femmes hors des milieux universitaires, bourgeois et urbains, bref, de femmes aux positions sociales plus diverses et moins favorisées, qui ont pourtant aussi lutté pour l’égalité.

D’autres participant*es auraient ainsi souhaité plus de perspectives intersectionnelles dans les projets de l’année de jubilé. Une sondée regrette le manque de visibilité des cinquante ans de l’initiative Schwarzenbach en 2020 – un évènement a tout de même eu lieu sur cette question à Berne en novembre 2021 avec des interventions de Rohit Jain et Patricia Purtschert. Les croisements entre exclusions sur la base du genre et sur la base de la nationalité, de la «race» et/ou de l’ethnicité demandent certainement encore à être approfondis dans la recherche.[2]

Plusieurs participant*es estiment d’ailleurs que l’année de jubilé a trop souvent ignoré la question des limites actuelles du droit de vote, notamment pour les personnes résidentes sans passeport suisse, en donnant l’impression que la démocratie avait simplement «gagné» en 1971. D’autres retiennent tout de même que cette discussion autour des frontières du droit de vote a parfois été ouverte, en mettant en relation l’histoire du suffrage féminin avec des questions d’inclusion et exclusion dans la démocratie aujourd’hui. Plusieurs réponses mentionnent des retombées concrètes de la conscientisation pendant cette année, en particulier la session des femmes au Parlement suisse, qui s’est justement saisie de la question de la participation politique pour les résident*es sans passeport suisse.

«Manchmal vermisse ich schon, dass die Intersektionalität zwar theoretisch postuliert, aber zu wenig umgesetzt wird. Kleines Beispiel: Interessante Ausstellung zum Frauenstimmrecht im Historischen Museum Bern. Behauptet wird sinngemäss, dass die Schweiz bis 1971 nur eine halbe Demokratie war und mit der Einführung des Frauenstimm- und wahlrechts vervollständigt worden sei. Das finde ich etwas schade, denn de facto hat jede vierte erwachsene Person in der Schweiz noch immer kein demokratisches Mitbestimmungsrecht, weil sie oder er (in 2., 3. … Generation) Ausländer*in ist.» m., diplôme en 2003, historien (université)

«Ich fand die interessantesten Diskussionen waren diejenigen, die die Frage nach der Reichweite und den Grenzen der Demokratie, Inklusion und Exklusion auf die Gegenwart umgelegt haben.» f., diplôme en 2001, directrice d’une entreprise de médiation culturelle en histoire

«Debatten, die auch das Schweigen nach 71 thematisierten, die Missstände unserer heutigen Demokratie thematisierten und die Auswirkungen dieser Kämpfe um Teilhabe beleuchteten, fand ich bereichernd.» f., étudiante en master

On retrouve également ce bilan contrasté – voire ces désaccords de fond – concernant les dimensions économiques des inégalités de genre persistant aujourd’hui, comme par exemple la pauvreté des femmes âgées et la rémunération inadéquate (ou bien inexistante) du travail de care. Une sondée estime que le «Gender Pay Gap» est enfin problématisé, tandis que plusieurs trouvent au contraire que des questions économiques et du pouvoir des femmes dans l’économie n’ont pas assez été abordées.

«Verbindliche Absichtserklärungen aus Politik und Wirtschaft, dass Lohnunterschiede, Frauenrepräsentanz in Führungspositionen und Vereinbarkeitsfragen ernsthafter als bisher geprüft werden. Der Markt allein regelt es nicht, es braucht in diesem Land Druck. Familie ist nicht Privatsache allein, sondern ein gesamtgesellschaftlicher Verantwortungsbereich. Wir haben ja nicht einmal ein Ministerium dafür. Es braucht einen kulturellen Change, es braucht Quoten und Gesetze, wir können nicht für jede Verbesserung Jahrzehnte warten. Warum das reichste Land der Welt auch das familienfeindlichste ist, ist nicht zu begreifen.» f., diplôme en 1999, travaille dans la communication de la recherche

«Die Vermischung der ökonomischen Benachteiligung (Lohn, Care Arbeit etc.) von Frauen mit den – teils doch sehr anders gearteten – Problemen von marginalisierten Gruppen (z.B. LGBTQIA*) birgt die Gefahr, dass nur noch über die Probleme der Wenigen gesprochen wird, während alle Frauen im Schnitt 15% weniger verdienen.» m., diplôme en 2014, collaborateur scientifique

Nous trouvons intéressant de mettre en lumière ces différences de perceptions. Elles font certainement écho à la grande diversité de récits sur l’année de jubilé, entre ceux proposés par les féministes et ceux des médias analysés par Andrea Maihofer.[3] Certaines relèvent potentiellement des positions diverses voire inégales des historien*nes au sein de la profession, comme le remarque une sondée ayant un poste de direction dans la médiation historique: « [Es fehlt] das Bewusstsein für die Möglichkeit von Ermächtigung von weiteren nicht privilegierten (z. B.) Historikerinnen (aus bildungsfernem Elternhaus) [… Es funktioniert oft] nach dem Motto: ich habe es geschafft (das reicht). Evtl. sehen diese Führungspersonen andere Historikerinnen aus anderen Herkunft-Milieus wohl als eine Gefahr/ haben Angst um Machtverlust? [Oder sie] trauen es anderen nicht zu?»

Réfléchir aux conditions de production et transmission du savoir en période de haute intensité mémorielle

Plusieurs sondées réfléchissent justement aux contraintes de la production et de la circulation du savoir, dans cette année pourtant si ouverte à la recherche historique. L’économie de l’attention médiatique a conduit à des biais, notamment dans les perspectives représentées. Selon une sondée, «les médias ont peu mis en valeur les travaux réalisés dans certains cantons périphériques» comme par exemple le canton du Valais avec son histoire particulière du suffrage féminin. Ce sentiment est assez répandu: une autre jeune sondée qui vient de finir ses études et une participante dans notre discussion qui travaille depuis longtemps en tant que historienne indépendante ont toutes les deux eu l’impression que des régions au dehors des grandes centres universitaires et urbaines en Suisse n’ont pas forcement reçu un niveau adéquat d’attention dans les médias régionaux et/ou nationaux.

«Ich bin mir nicht sicher, ob alle Bevölkerungsschichten und Regionen erreicht wurden, was ich für notwendig halte. Wie sieht es mit dem Stadt/Land Gefälle aus? Wie schaffen wir Zugänge für Menschen mit tieferen Bildungsniveaus? Sensibilisierung ja, jedoch haben wir immer noch Einiges vor uns betreffend (realpolitischer) Gleichstellung.» f., étudiante, stagiaire dans un musée

On peut aussi se demander quel*les historien*nes ont participé aux discussions du cinquantenaire, pourquoi, avec quelles contraintes et avec quelles conséquences. Une sondée s’interroge en particulier vis-à-vis de «l’engouement soudain de la communauté historienne, qui dans son ensemble n’avait jusqu’ici que peu d’ntérêt pour la question [de l’histoire/des droits des femmes]». Une autre sondée fait remarquer que la plupart du travail investi dans ce cinquantenaire (sans lequel il n’aurait pas eu un tel impact) a été fourni sous des conditions précaires qui caractérisent la production du savoir historique en Suisse et ailleurs, à l’intérieur et à l’extérieur des universités.

Les célébrations n’effacent en effet pas les inégalités structurelles qui conditionnent encore les modes de production du savoir, ce pourquoi nous avons choisi de lier ces questions dans notre sondage. On peut alors se demander quel impact cet «étrange» jubilé, comme l’a qualifié Regula Ludi dans un bilan acerbe, aura à court, moyen et long terme sur les discussions historiographiques, comme le suggère une sondée :

«Es ist nach wie vor wichtig der androzentrischen Geschichtsschreibung zu begegnen, zum einen indem den grossen Männern auch grosse Frauen an die Seite gestellt werden. Aber es ist auch wichtig, die Bedingungen unter denen Geschichte geschrieben wird, zu thematisieren und die Themen, die gewichtet werden, zu beäugen und Relevanzkriterien neu zu deuten.» f., étudiante en master

 


[1] Au sein du réseau des historiennes, nous nous intéressons aux préoccupations des historien*nes qui subissent des discriminations structurelles en raison de leur genre social. Comme les problèmes abordés dans notre enquête, dans les groupes de discussion ainsi que dans les statistiques officielles se rapportent presque exclusivement à des personnes identifiées comme étant de genre féminin, nous parlons dans ce texte de «femmes» ou d’«historiennes». En principe, nous considérons le genre comme multiple et fluide et entendons par «historien*nes» toutes les personnes travaillant dans les sciences historiques, qu’elles s’identifient comme (cis/trans)féminines, (cis/trans)masculines, non-binaires, intersexuées ou genderqueer.

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[2] Voir à ce propos les réflexions de notre membre Zoé Kergomard, Au-delà du «retard» suisse. Interroger l’histoire du suffrage féminin et de la démocratie à partir de «1971», in: Didactica Historica 8, 2022, pp. 15–22; Hat 1971 die schweizerische Demokratie gewonnen?, in: Widerspruch – Beiträge zu sozialistischer Politik, 2022, S. 145–152.

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[3] Maihofer, Andrea: Keynote: «Demokratie – Aktuelle Herausforderungen», keynote lors de la conférence SSEG 2021 «Suffrage féminin et démocratie aujourd’hui: Critique, mémoire, visions, Université de Zurich, 27 novembre 2021.

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